Pour qui s’intéresse aux créateurs d’avant-garde, la marque japonaise Julius est communément associée à l’esthétique dark et trash, post-punk et post-industrielle, souvent caricaturée sous le sobriquet « goth-ninja ». Aucun doute : Mad-Max et Edward Scissorhands s’habillent chez Julius !
Cette référence est d’ailleurs partiellement revendiquée par la marque elle-même, puisque le défilé Automne-Hiver 2010 a pour titre : [ goth_ik ; ], et les invitations étaient accompagnées d’articles en fac simile consacrés aux diverses significations du mot « gothic », depuis ses origines picturales et architecturales jusqu’à ses acceptions plus contemporaines, musicales notamment.
Cette impression était encore renforcée par le défilé, qui avait lieu dans le local industriel de l’ancien Garage Turenne dans le Marais, dans une obscurité savamment agencée et aux sons lourds et puissants d’une musique industrielle et bruitiste. Quant aux mannequins, qui arboraient une longue mèche noire qui leur barrait le visage, ils défilaient au pas frénétique et saccadé de robots sous acide, l’un d’eux étant même enserré dans une sorte de camisole de force.
On retrouve dans ce défilé tout ce qui a fait la réputation de Julius, et qui définit son esthétique singulière : les tenues sombres où le noir, qui représente selon le designer la « folie cachée dans l’obscurité », domine, les bottes à l’empeigne caractéristique de Julius, la forte présence des cuirs et des drapés, ou encore les pantalons cargos aux gros boutons pression, qui sont l’une des marques de fabrique de Julius, déclinés cette fois dans une version slim en cuir.
Autre vêtement phare de cette collection : les immenses bottes qui s’évasent haut sur le genou et qui donnent une allure d’éboueur post-apocalyptique, mais qui s’inscrivent dans une tendance plus générale, repérée déjà chez Rick Owens et ses « elephant boots », et qui consiste à transcrire dans le vestiaire masculin, en les adaptant, des formes et, en l’occurrence, des hauteurs de bottes, qui n’existaient jusqu’à présent que chez les femmes.
Le défilé s’articulait autour de deux silhouettes fétiches du designer : une silhouette ajustée et affutée, d’une part, une silhouette avec plus de volume et drapée, d’autre part.
Back to Gothic
Pourtant, réduire le travail de « Tatsuro Horikawa », le styliste de Julius, à la seule esthétique « goth-ninja » serait une erreur. Ce serait en outre méconnaître l’identité singulière de la marque, et son histoire, puisque Julius est à l’origine un collectif artistique d’avant-garde, fondé et 2001, et dont la première collection, développée plus tard, ne date que de 2005. Cette identité artistique se lit d’ailleurs dans le sigle de la marque, aussi elliptique qu’énigmatique : _7. Comme le septième mois de l’année, juillet ? Comme le chiffre de la totalité cyclique et du renouveau ? Ou comme un hommage indirect au Septième Sceau de Bergman, et à sa Mort toute de noir vêtue, ou aux Sept mercenaires de Kurosawa, et à ses samouraïs déclassés ?
« The true Gothic culture began as a movement back to the natural order » ; More so than the previous Romanesque style from which it evolved ». Dans la note d’intention du défilé, Tatsuro Horikawa voit le Gothique comme une esthétique qui fait retour à « l’ordre naturel », à rebours du Roman, dont il est dérive pourtant. Ce « retour à la nature » peut se lire dans l’esthétique Julieus, et notamment le traitement des cuirs. Les cuirs Julius ne sont pas, comme ceux de Rick Owens, magnifiés par leur vieillissement artificiel, ni parcheminés comme ceux de Carol Christian Pöll. Non, le cuir Julius conserve, dans ses irrégularités de matière et de teintes, la mémoire de ce qu’il a été avant d’être une coupe et une forme : un lambeau de peau d’animal – avant d’être une seconde peau.
Par ailleurs, Tatsuro Horikawa inscrit l’action du temps – l’élément naturel par excellence – et de ses outrages dans la construction du vêtement, souvent déchiré, parfois déchiqueté. Mais il est aussi possible de reconnaître dans certaines des matières qu’il affectionne, translucides et cristallines, comme un écho lointain et assourdi du gothique fleuri et de ses architectures diaphanes.
« Post-punk », « post-industrielle », « post-nucléaire », « post-apocalyptique », etc., Julius est toujours « post-quelque chose ». Post-apolcalyptique, l’esthétique de Julius l’est sûrement, puisque que le Japon est, au moins symboliquement, un pays de survivants. Ainsi, à l’instar du Butô, autre art né de l’après-guerre, la mode japonaise semble devoir se confronter à la périlleuse question de la catastrophe, de la disparition, de l’anéantissement – et de la possible renaissance. Si, selon le mot fameux d’Adorno, il n’est plus possible d’écrire de poésie après Auschwitz, Julius pose la question de la mode qu’il est possible de dessiner après Hiroshima et Nagasaki.
Réduire la palette de Julius à la seule couleur noir serait une autre erreur. « The solemn Grace of God illuminated by a deep radiant light/Myriad pale saints arraigned in multiple pillars/We the humble sinners/The Devil ». Son esthétique est une esthétique du contraste, de la couleur dans le noir, de la lumière du noir, de l’opposition, gothique de nouveau, du blanc et du noir, du Bien et du Mal, du vice et de la vertu, qui s’ignorent et s’engendrent pourtant l’un l’autre. Esthétique luciférienne, de l’ange de lumière plongé dans les ténèbres. Cette tension, qui est la part la plus intéressante du travail de Julius, se lit notamment dans le traitement de la couleur. Si Julius est avant tout réputé pour ses noirs (et ses symétriques : le blanc, et toutes les nuances de gris), la couleur n’est pourtant pas absente de sa palette, comme le mauve, le parme ou encore le rouge, qui depuis la saison précédente est l’une des couleurs préférées de Tatsuro Horikawa.
La présence d’éléments issus d’un vestiaire plus traditionnel et/ou plus féminin permet de contrebalancer la virilité guerrière de certaines tenues, sans qu’il soit aisé de faire le départ entre l’intention du créateur et sa réception par un regard occidental. La présence des drapés a déjà été soulignée, mais cette collection proposait aussi des longs pans ceinturés à la taille en forme de simulacre de robe.
Notons, pour conclure, la présence de très belles vestes, longues, au cintrage assez haut et aux revers de col arrondis, dont l’élégance contraste avec la brutalité des blousons. A cet égard les pièces tailleurs de Julius sont parmi celles qui méritent le plus d’intérêt, à mon sens, parmi les créateurs d’avant-garde, qui s’y intéressent assez peu.
Diffusé dans le monde entier, Julius n’est pourtant disponible dans aucun magasin en France. Espérons que la qualité du travail de Tatsuro Horikawa et son importance dans le monde de la création d’avant-garde soient reconnues bientôt et qu’elles puissent recevoir toute l’attention qu’elles méritent.